Jeudi après-midi, le Parlement européen doit adopter le rapport Pilar Del Castillo, qui devrait apporter une définition à la neutralité du net. La rédaction retenue aura des conséquences fondamentales. C'est ce que martèlent l'eurodéputée Françoise Castex et le président de la Fédération des FAI associatifs, Benjamin Bayart, dans cette tribune pour Numerama :
Par Françoise Castex, Députée européenne Nouvelle Donne
et Benjamin Bayart, Président de la Fédération des fournisseurs d'accès associatifs.
 
Ce jeudi 3 avril, le Parlement européen se prononcera sur le rapport Pilar Del Castillo (Députée espagnole, PPE) relatif au « marché unique européen des communications électroniques ». Porté par la Commissaire Neelie Kroes, qui a, ces dernières semaines, multiplié les appels pour un « continent connecté », ce paquet législatif prévoit notamment la suppression des frais d'itinérance. Cependant, derrière la fin du roaming mise en avant par la Commissaire en charge de la stratégie numérique, et qui fait l'unanimité parmi les eurodéputés, se pose la question plus controversée de la neutralité du Net. L'enjeu : garantir l'accès de tous à tous les points du réseau, sans discrimination liée au support, au contenu, à l'émetteur ou au destinataire de tout échange de données.
 
Promis depuis les débats animés du paquet Télécoms en 2009, le texte n'aura été finalement proposé par la Commission que fin 2013, soit juste avant les élections européennes. La raison de ce retard ? Essentiellement la pression des grands opérateurs historiques (Orange, Deutsche Telekom, Telefonica, etc.), relayée par les gouvernements des États membres, à commencer par la France. Le numérique est un secteur clef pour l'économie européenne. À l'horizon, se profilent notamment les revenus juteux des vidéos en ligne : estimé à quelque 9 milliards d'euros actuellement, le marché mondial devrait atteindre 22 milliards d'euros en 2017 selon une étude du groupe d'experts londoniens IHS. Le numérique est aussi et surtout un enjeu démocratique qui touche aux libertés fondamentales, et à la première d'entre elles, qui conditionne peut-être toutes les autres : la liberté d'expression. Bref, le débat sur la neutralité du Net n'est pas un petit débat annexe qui pourrait être vite expédié en fin de législature.
 
Avant l'apparition d'Internet, la liberté d'expression, protégée en France depuis la déclaration des droits de l'homme de 1789, était limitée dans la pratique. Ce n'est que depuis l'éclosion des réseaux que chacun peut véritablement librement diffuser et partager ses savoirs et ses idées. C'est d'ailleurs ce qu'a affirmé le Conseil Constitutionnel, quand il a censuré la première version d'Hadopi : l'accès à Internet est nécessaire à l'exercice de la liberté d'expression.
 
DEUX OPTIONS
 
À la suite des Pays-Bas, plusieurs pays ont commencé à inscrire dans leur législation une protection de ces libertés numériques. Les États-Unis tardent à légiférer sur le sujet, en grande partie là encore sous la pression des grands opérateurs télécom. À l'instar de ce qui a été fait sur la protection des données personnelles, l'adoption d'un texte fort par l'UE marquerait une étape importante. 
 
Le législateur européen dispose aujourd'hui de deux options :
 
La première option est de chercher à créer des trusts entre nos opérateurs historiques. Par exemple un partenariat entre Orange et Canal+, en France, sur la diffusion de vidéo à la demande. Pour certains, cela permettrait de protéger nos opérateurs devenus eux-mêmes marchands de contenus. Cette approche est cependant vouée à l'échec. Les géants américains du contenu sur Internet ont également les moyens de conclure ce type d'accords avec les opérateurs du réseau. La protection apportée aux acteurs européens historiques, tant du contenu que du réseau, sera donc nulle. Pire, cela risque de couper les futures start-up européennes de leur principal marché, le marché européen. À terme, les acteurs innovants auront tout intérêt à aller travailler ailleurs. Fermer le marché de cette manière, c'est assurer que les dominants d'aujourd'hui seront les dominants de demain, et que donc l'Europe restera un acteur secondaire dans le numérique. 
 
La seconde option est de forcer les opérateurs à rester des acteurs neutres. De considérer que le contenu qui circule sur le réseau est sous la responsabilité de l'internaute, et donc qu'un opérateur ne peut pas privilégier ses propres contenus ou ceux de ses partenaires. Cette approche seule permettra l'éclosion de nouveaux acteurs, européens, en leur garantissant des débouchés sans entrave dans toute l'Europe, au lieu de réserver ces débouchés aux géants du moment, Google, Facebook et autres multinationales non européennes.
 
Ces deux approches sont clairement distinctes. L'une détruit la concurrence et livre sur un plateau le marché européen aux géants du Net américains. L'autre dit que le marché unique sert de débouché naturel aux acteurs européens innovants. 
 
Si nous voulons que l'Europe puisse reprendre la main sur le numérique, il est fondamental de protéger la neutralité des réseaux.
 
PROTÉGER LA NEUTRALITÉ DES RÉSEAUX
 
Dans sa proposition, ou plutôt « précipitation », initiale, la Commission européenne voulait encadrer le traitement préférentiel que les opérateurs peuvent proposer à certains services, tout en garantissant la qualité du service de base. C'était la porte ouverte à des offres différenciées d’accès à Internet, à un Internet bridé par des fournisseurs d'accès devenus eux-mêmes fournisseurs de contenus, à un Internet privilégiant les « grands » aux dépens des citoyens et des petites entreprises innovantes.
 
Le compromis qui sera voté ce jeudi par le Parlement européen prévoit que « neutralité » sous-entend traiter « également » tous les internautes. La gestion « raisonnable » du trafic n'impliquera que de rares exceptions pour limiter l'accès aux services : à cause d'une congestion du trafic ou pour des raisons de sécurité nationale notamment, mais certainement pas « pour des raisons commerciales ». Reste encore un enjeu clef, sur lequel droite et gauche s'affrontent : la définition des « services spécialisés » qui pourront acheter un meilleur accès au réseau. Celle-ci doit tenir compte de l'intégration verticale du secteur en cours et éviter que les opérateurs alliés aux marchands de contenus puissent lier l'accès à Internet des utilisateurs  au subventionnement de « services spécialisés ». Ce serait la menace d'une transformation de la ressource publique mondiale que constitue Internet en un réseau de distribution privé pour le seul bénéfice de quelques acteurs.
 
Quoi qu'il advienne, le texte adopté par le Parlement européen devra envoyer un signal fort au Conseil Européen. Avec la pression des opérateurs historiques et des acteurs historiques du contenu, le risque que ce texte soit repoussé est réel. Nos gouvernements ont la fâcheuse tendance à communautariser les échecs nationaux et s'approprier les réussites européennes. Gageons que cette fois ils prennent leur responsabilité et apportent leur soutien à un texte fort qui soutienne nos PME innovantes et protège les droits fondamentaux de nos concitoyens contre les appétits gargantuesques des grandes multinationales. À défaut, les élections européennes seront l'occasion de le leur rappeler.
 
(Crédit photos : CC GUE/NGL & Ophelia Noor.)
 
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